Son histoire
Daniel est né à Villiers sur Marne le 8 mai 1926, de parents tourangeaux. Il était le troisième enfant, ayant perdu un frère dix ans plus tôt; il lui restait une sœur de 5 ans plus âgée. De sa petite enfance, je ne sais pas grand chose, à part que sa mère est devenue sourde petit à petit, et qu’il a appris à communiquer avec elle en lui faisant lire sur les lèvres. Son père était tailleur (il a même fait des tenues d’intérieur pour Churchill). Daniel a été un enfant terrible, casse-cou, faisant tout pour rendre fous ses parents, mais sachant se sauver à temps pour éviter les baffes de sa mère; on l’avait même surnommé « le chat » à cause des griffes sur son visage… toujours retiré à temps pour éviter la gifle. Il a même un jour sauté par la fenêtre du 4e étage, sachant très bien qu’il se rattraperait sur la rampe… du côté extérieur !!
Daniel s’est retrouvé dans la danse parce qu’il était un enfant hyper actif, turbulent et même bagarreur… petit mais fonceur !! Les médecins ont donc recommandé de lui trouver une école offrant des activités physiques. On a d’abord pensé à jockey, mais il fallait parler anglais et les écoles se trouvaient en Angleterre !! Il a d’ailleurs fait beaucoup de cheval, sur son petit cheval arabe « Sidi », et il a fait de la boxe pour développer le haut de son corps. Comme sa sœur Jacqueline allait à une école, rue Cambon, où les élèves de l’École de l’Opéra de Paris venaient, le matin suivre leurs études générales, la solution a été toute trouvée… À l’âge de dix ans, il a donc été accepté dans cette école prestigieuse. Le premier jour, il s’est sauvé; mais une semaine après, il n’aurait voulu la quitter pour rien au monde. Il y a rencontré « Le Professeur, Gustave Ricaux », celui dont il a toujours parlé comme du meilleur professeur au monde, celui qui lui a tout appris; celui qui a sorti une ribambelle de bons danseurs (Jean Babilée, Roland Petit, Roger Fenonjois, René Bon, Serge Golovine, etc...) La technique était simple, tous les degrés dans la même classe, ainsi les petits voyaient ce que leurs premiers pas devenaient par la suite. C’est très bon de voir dès le début où l’on s’en va !! Ensuite les professeurs avaient le droit de voir le livre explicatif de la danse, celui qui s’est construit là depuis Louis IX, et, tous les jours, ce professeur expliquait aux élèves le pourquoi de chaque geste, l’étymologie du mot. Les punitions étaient sévères : 12 changements de pieds fondus, et ceux qui n’y arrivaient pas, devaient recommencer !! Puis, pour les grands, le nombre de changements de pieds augmentait. Et puis, il y avait le port de poids à la taille pour augmenter les sauts. C’est lui aussi qui a recommandé à Daniel d’aller aussi chez un autre professeur pour le travail des bras. C’est ainsi que Daniel a aussi été travailler chez Égorova, Préobrajenska et Gsovsky, gratuitement, car il les aidait à montrer les pas aux autres. C’est ainsi que Daniel a pris près de cinq cours pas jour jusqu’à son départ en Amérique du Sud. Il a aussi fait beaucoup de livraisons pour son père, à vélo… monter sur la butte, par exemple.
En danse, il a été un élève très brillant, terminant premier tous les concours annuels, contrairement aux études générales qui ne l’intéressaient nullement. Quant à sa conduite, je crois qu’il a fait toutes les choses les plus épouvantables et les plus dangereuses qui soient. Il a gravé ses initiales sur la lyre de la statut qui coiffe le toit de l’Opéra. Trouvant toutes les portes fermées au moment de redescendre, il a glissé sur le toit jusqu’aux gouttières et sauté sur un autre toit, plus bas, juste au-dessus d’un poste de police. Il a exploré la Grange batelière qui coule sous ses caves, à la recherche du fantôme de l’Opéra ou fait de l’équilibre sur les poutres de la verrière qui recouvre le grand escalier de l’Opéra !! (Un de ses copains est passé à travers et y a perdu la vie.) Mais il a eu son certificat d’études !
À l’époque, dans les opéras, on employait beaucoup les enfants sur scène pour meubler les foules et, grâce à sa petite taille, Daniel s’est très vite retrouvé sur scène, les soirs et les fins de semaine. Il a interprété les petits pages, et autres petits personnages dans les opéras, comme Sansonnet dans « Samson et Dalila » et le cygne, à la fin de « Lohengrin ». Là, il a eu des souvenirs inoubliables, d’abord sa cape qui s’était prise sous le bateau et qui l’empêchait de courir vers la grande chanteuse… puis son arrivée à destination, où il s’est vu étouffer entre ses deux seins. Il s’est donc très vite senti davantage à l’aise sur scène que dans la vie courante. Dans Faust, une fois le petit Bacchus déposé sur le sol, il ne savait que faire… qu’à cela ne tienne, il est allé s’asseoir sur la boîte du souffleur et a dirigé toute la bacchanale. S’attendant à des réprimandes à sa sortie de scène, il a eu la surprise que Lifar le félicite et lui demande de garder à l’avenir cette chorégraphie ! Il a dansé beaucoup de ballets de Lifar – Promenade dans Rome, Entre deux rondes, Le chevalier et la demoiselle, Suite en blanc, Les mirages, Sylvia, Joan de Zarissa, L’amour et son destin; et d’Aveline – Les deux pigeons, Cydalise et chèvre-pied, Giselle, Les santons, Suite de danse, Jeux d’enfants, L’enfant et les sortilèges.
En raison de cette situation, les fins de semaine il ne partait pas à la campagne avec ses parents, se retrouvant souvent seul, et ce très jeune. J’ai aussi l’impression que ses parents ne se sont jamais beaucoup intéressés à sa carrière. Je ne me rappelle pas les avoir vus au théâtre venir nous voir danser lors de nos saisons annuelles à Paris…
Après l’école, il a été engagé dans la troupe de l’Opéra, donc en 1942. Mais comme il continuait de toujours terminer premier tous les concours annuels, il montait tous les ans en grade, mais se retrouvait ainsi le petit dernier de la promotion et demeurait l’éternel remplaçant, sans jamais avoir l’occasion de danser sur scène, en dehors de quelque polonaise de défilé, et ce tout au fond… avec comme partenaire la dernière de la promotion des filles qui se trouvait, comme par hasard, être la plus grande !!
C’était la guerre, les Allemands approchaient de Paris. Il fallait se sauver...Toute la famille est partie sur les routes en visant de se retrouver en Touraine, où ils avaient encore parents. Ils ont fui sous les piqués des avions allemands qui les mitraillaient. Oui, ils les ont trouvés, des paysans qui n'étaient pas contents de voir tous ces parisiens arriver chez eux. Enfin, quand les choses se sont tassées, ils ont pu regagner Paris. Comme elles ne dansaient pas tellement à l'Opéra, les étoiles de l’Opéra (entre autres Zizi Jeanmaire, Roger Fenonjois et Roland Petit) donnaient souvent des galas privés et invitaient à l’occasion Daniel à en faire partie, grâce à sa prestigieuse technique.
L’une des danses qu’il a ainsi exécutées au cours de ces galas (une danse russe sur trépak, s’intitulant « Vodka ») lui a valu un tel succès qu’il a parfois dû la « trisser »… et qu’un petit personnage à son effigie est apparu dans toutes les vitrines du Faubourg Saint-honoré !! Un jour, le directeur de l’Opéra l’a vu à l’un de ces galas et a demandé qui était ce beau danseur; il est devenu furieux d’apprendre qu’un tel danseur faisait partie du corps de ballet de l’Opéra et qu’il n’y dansait jamais… C’est à ce moment-là que 4 étoiles de l’opéra (Roger Fenonjois, Serge Peretti, Marianne Ivanoff et Lolita Parent) ont décidé de quitter l’Opéra et de former une compagnie indépendante « Les Étoiles de l’Opéra de Paris » pour partir en tournée en Amérique du Sud et du Nord et ont invité Daniel à se joindre à eux (il était déjà passé grand sujet). Vous pouvez imaginer ces affamés français, car il n'y avait plus rien à manger à Paris… arrivant à Buenos Aires où on leur proposent de gros steaks !! Ce fut l'orgie.
Pendant 4 ans, ils ont tourné dans toute l’Amérique du Sud. Ils ont été en Bolivie et ont vu la révolution des fenêtres de leur hôtel qui, lui, était en béton armé et de risquait pas de brûler, comme le reste de la ville. Ils ont vu des indiens emporter des frigidaires sur leur dos, alors qu’ils n’avaient pas d’électricité chez eux !! Ils ont vu le lac de Titicaca et les ruines de Machu-Pichu. C’était l’époque où les avions tombaient facilement. Ils ont vu des avions tomber avant de les prendre et d’autres tomber après les avoir déposés… Ils ont eu beaucoup de chance. Ils sont restés 4 mois bloqués à la Havane (Cuba) car leur chef d’orchestre était tombé en avion avec toute leur musique qu’il allait rafraîchir à New York. Mais le plus étonnant c’est que partout où ils passaient, Pavlova était déjà passée !!! Ce n’est pas possible, elle a dû le faire à la rame !!
Mais dans une des chorégraphies, Daniel représentait Quasimodo et devait remonter des marches en portant Esméralda dans les bras, les genoux tournés vers l’intérieur. Ses pauvres genoux n’ont pas survécu à un tel traitement… C’est ainsi qu’il s’est retrouvé au Canada, à Montréal, opéré des ménisques des deux genoux en même temps !!! Il a survécu la convalescence en donnant, en béquilles, des classes de ballet, mais n’avait pas assez d’argent pour rentrer en France. C’est Roland Petit qui le lui a permis, pas ses parents ! En l’engageant dans sa troupe qui rentrait en France, il lui a donné un rôle dans Carmen, bien qu’il ait ensuite dansé le deuxième rôle du petit rouquin (1950, Théâtre Marigny).
C’est après ce retour qu’il a passé l’audition pour entrer dans la compagnie internationale du Marquis de Cuevas. Le marquis de Cuevas est un Chilien, le 7ème fils de la famille. Il avait été danseur de salon et était à la réception de la maison de couture de Ioussoupoff, celui qui avait tué le prêtre russe Raspoutine. Comme la marquise voulait connaître Ioussoupoff, elle est venue un jour le voir, mais c’est le marquis qui l’a reçue… comme il avait beaucoup d’esprit, il a séduit son grand-père, le vieux Rockfeller et, pour obtenir un marquisat à sa petite fille, il l’a racheté à ses six frères !!
C'est vrai, qu'un jour, le marquis avait eu une mésentente avec Serge Lifar : ce dernier ne voulait pas que le marquis donne le même nom à un ballet qu'il lui accordait. Ils en sont arrivés à se battre en duel… avec la presse, comme par hasard... qui a publié l'événement le lendemain en première page de tous les journaux de Paris !! Ce fut une très belle réclame pour la compagnie qui allait donner sa saison de Paris. Et nous avons bien dansé Suite en blanc.
C’est là que nous nos sommes rencontrés. J’avais passé la première audition et regardais la deuxième. Je n’ai jamais encore vu quelqu’un ayant une telle technique, une telle dextérité !! J’ai été quasiment hypnotisée. Mais on disait à l’époque qu’il était homosexuel, toujours fourré avec Roland Lorrain. Mais, je l’ai su plus tard, c’est dans la famille de Roland qu’il avait été accueilli et aidé au Canada.
Chez Cuevas, il a courageusement recommencé au bas de l’échelle, mais pas pour longtemps car tous les chorégraphes qui venaient monter de nouveaux ballets ne manquaient pas de mettre en valeur ses talents éblouissants. Au début, il n’a pas eu de chance, dans « Bal des jeunes filles » de Taras, où il dansait en duo avec Serge Golovine, il s’est fait une entorse et a dû s’arrêter. Taras ne lui a pas pardonné, et nous nous sommes retrouvés tous les deux tenant les lumières des « Amants de Vérone ». Un jour, alors que je sortais un peu avec Roland, un des rares avec qui on pouvait parler un peu de tout, je les ai rencontrés tous les deux à la terrasse d’un café, je me suis assise avec eux, mais au bout d’un moment, j’ai été très offusquée par une réflexion de Roland disant à Daniel de rentrer, lui faisant sentir qu’il voulait rester seul avec moi, et Daniel n’a pas répliqué et il est parti. Une autre fois, nous étions en train dans le Maghreb, entre Tunis et Alger. La nuit a été bizarre… nous étions inondés, jusqu’à la moitié des roues, ce qui faisait un paysage étrange, lunaire; puis il y a eu l’éclipse de la lune ! Mais pour la nuit, il n’y avait assez de couchettes que pour les filles. Connaissant les maux de genoux de Daniel et ne supportant pas qu’il passe la nuit debout, je l’ai invité à partager ma couchette. Entre amis, on peut toujours s’arranger. Il n’a pas refusé, et même ses mains sont devenues un peu baladeuses. Je l’ai tout de suite arrêté : il n’avait rien à tenter pour à me remercier, je l’avais invité uniquement par compassion pour ses genoux. Beaucoup plus tard, alors qu’on voyageait souvent en autocar, et que c’était généralement Georges Golovine qui s’asseyait avec moi, j’ai trouvé Daniel assis à sa place, ce qu’il a continué à faire par la suite. C’était en Hollande, pays aux riches musées où je courais tous les matins pour ne rien perdre que j’ai eu l’occasion de mieux faire sa connaissance. Et c’est au musée que j’ai rencontré Daniel qui, lui aussi, au lieu de dormir, courais les musées. Nous allions alors manger quelque chose avant de retourner au théâtre. C’est là que nous avons commencé à parler, à faire connaissance. C’était chaleureux et très agréable, et c’est là que j’ai appris qu’il n’était absolument pas gai.
Je sais qu’à l’époque de nos débuts de fréquentation, je l’ai encore aidé à envoyer de l’argent au Canada pour payer ses opérations des genoux. Là-dessus, ma mère a sorti une phrase inoubliable, la plus drôle qui soit, quand je lui ai annoncé que nous allions nous marier : « mais alors, il ne pourra pas te rembourser !!» Nous nous sommes mariés, un jour de pluie, le 18 août 1952.
Et nous avons eu la surprise de trouver toute la compagnie qui remplissait l’église russe, alors qu’on était en tournée à Deauville et que le mariage était à Paris (enfin à Issy les Moulineaux et à l’église russe d’Auteuil). Nous avons eu six beaux danseurs qui tenaient les couronnes : Skibine, Zoritch (qui me l’a laissée tomber sur la tête), Micha Reznikof, mon frère, Paul Maure et Taras.
Quel homme j'avais épousé ! En pénétrant dans sa chambre de Jeune homme, j’ai découvert l’homme merveilleux que j’avais épousé : une petite chambre mansardée, un réchaud sous la fenêtre; derrière la table, une couverture couvrait le mur, donnant de la chaleur à la chambre, un magnifique nu de Modigliani au-dessus du lit et, oui, des oiseaux volant en liberté ! Il y avait aussi des souris, je l’ai découvert par la suite… des crottes sur l’oreiller; mai aussi cette petite souris prise dans une poubelle dont elle ne pouvait sortir, elle avait beau sauter… Je l'ai délivrée. Elles ont su, en tous les cas, s’approprier le petit cache-nez en angora !
Et quel bricoleur !! Il a commencé par transformer un bidon d’huile en une belle lanterne. Puis il a installé un système qui montait le lit contre le mur, les pieds au plafond, on a ainsi pu recevoir des amis pour les fêtes, pour boire les caisses de champagne que le Marquis nous avait offert. Ça me fait penser que pour notre mariage, la compagnie s’était cotisée pour nous offrir 40 000 fr et que le jour où ils nous l’ont donné, à l’ébahissement de tous, Carlin, notre administrateur et argentier, a repris cette somme des mains de Daniel, en disant « ainsi vous partirez sans dette ». Je ne savais pas que c’était la somme que Daniel lui avait empruntée !! Oui, Daniel était un inventeur et un bricoleur émérite. Il a fabriqué tout notre mobilier. Dans le prochain petit appartement que nous avons repris de ma belle-sœur, il a construit une table avec armoire qui nous a suivi jusqu’à notre avant-dernier appartement à Montréal; il a fait de la fausse cheminée un bar. À Toronto, en face de la maison qu’on avait achetée (avec 3 hypothèques), une grande maison de chambres devait être démolie, Daniel y a récupéré tout le bois qu’il a pu et en a recouvert le bel escalier qui montait aux chambres, ainsi que l’entrée extérieure. Cette maison de Toronto fut un vrai rêve !! Un salon où l’on descendait trois marches, un feu de cheminée, des fenêtres à petits carreaux (Daniel en a compté 80 !), une salle à manger avec des ouvertures sur le salon. Le tout très théâtral !!
Il a donc gravi rapidement les échelons de soliste, de régisseur, puis d’étoile, de répétiteur, de chorégraphe et enfin de maître de ballet (en Europe, le maître de ballet est un directeur artistique, responsable de tout : horaires, répétitions, attribution des rôles, des classes et des spectacles). Dès le début, l’une de nos étoiles, en même temps chorégraphe, George Skibine, ne s’est pas contenté d’utiliser au mieux sa technique, mais, reconnaissant l’acuité de ses connaissances, l’a chargé d’être répétiteur de ses chorégraphies. Petit à petit, les autres étoiles, reconnaissant également l’exactitude de ses conseils et corrections, ont demandé à la direction que ce soit lui qui donne les classes à la compagnie. Et c’est ainsi que, de fil en aiguille, à la première occasion où nous nous sommes retrouvés sans maître de ballet, qu’il a hérité de ce poste. Tout le monde a reconnu que sous sa direction, la compagnie a connu ses jours les plus prestigieux (1956-60).
En 1956, mon père a eu un AVC. La compagnie partant en Amérique du Sud, nous avons démissionné et sommes restés à Paris. Nous avons pu aider ma mère et avons survécu en faisant des télévisions, dont une avec Georges Guéthary où Daniel jouait du trombone en ombre chinoise derrière lui. Daniel a été fantastique à cette époque-là, on venait d’acheter une vieille voiture allemande, une Adler, et Daniel a emmené mon père à l’hôpital deux fois par semaine pour sa rééducation. Là il a vu ce qu’on lui faisait faire et a refait à la maison tous les agrès pour qu’il puisse continuer sa rééducation à la maison. Quand la compagnie est revenue, nous y sommes re-rentrés, lui comme étoile et maître de ballet, et moi comme soliste.
Nous avons dansé partout dans le monde, dans tous les pays d’Europe, en Afrique du Nord (dont l’Égypte), en Argentine, au Brésil, en Uruguay, au Liban (où j’ai eu la surprise de trouver toute la ville en fête pour la Pâque russe !!), à Cannes/Nice (trois mois tous les ans) et Deauville (un mois), sauf en Asie qui était encore fermée. Nous avons dansé dans tous les théâtres romains, à Nîmes, Arles, Orange, Avignon (ou je me suis démis le genou après avoir visité le Palais des Papes, où il faisait très froid), Aix, Autun et Lyon. C’est dans l’un de ces théâtres que Daniel a traversé la scène sur pointes, enfilées sur ses talons, pendant que nous répétions le Lac…
Nous avons tout vu, vu Pompéi, vu Carthage et Sidi Bousaid, la belle ville blanche et bleue (où j’ai fêté mes 21 ans!), nous avons vu Rome et tous ses vestiges, le Corcovado, où j’ai acheté une petite négresse qui est toujours sur mon lit avec mon baigneur de mon âge; nous avons vu les Pyramides et Balbek, au Liban. Nous avons connu Salzbourg et Tolède, mes villes préférées au monde. Un jour, à Naples, Martine et moi avons manqué le départ du train, c’était le 1err Mai. Dans le train suivant que nous avons pris, nous savions que nous trouverions le chef d’orchestre. Nous l’avons trouvé avec sa femme. Nous devions nous arrêter à Rome. Là, c’était la grève; nous avons donc parcouru Rome dans des camions pour aller voir le Vatican, mais on ne laissait pas entrer en pantalon… Heureusement, j’avais mon imperméable; donc je roule mon bas de pantalon, je ferme mon imperméable et je rentre. Ce que je ne savais pas, c’est que Daniel m’attendais à l’arrivée du premier train… avec son bouquet de muguets ! C'est vrai qu'il n'était pas avec nous dans cette tournée : le service militaire l'avait rattrapé. Il avait dû aller s'y présenter, mais il n'a pas été incorporé car il demandait la réforme… Il a bien su jouer l'invalide… Il boitait chaque fois qu'il y allait et s'était bien arrondi le dos pour la radio. Le médecin a fini par écrire : Réformé temporaire. Puis, à la palpitation du cœur de Daniel, il l'a barré et écrit Réforme définitive, pour incapacité physique. Heureusement que les militaires ne vont pas au Ballet pour voir les prouesses de Daniel en scène!!
Comme nous devions trouver notre logement nous-même, nous nous étions bien organisés, les filles, nous restions avec les bagages pendant que les garçons allaient chercher les chambres d’hôtel. Je l’ai vu transporter sur son dos la valise métallique d’une des filles, en changeant de train à la frontière espagnole. En Égypte, j’ai fait la connaissance du directeur du musée et de sa femme qui était russe… Ils nous ont invités au Golfe Club sur l’île du Caire et nous avons eu droit à une visite du musée, seuls, avec un guide privé !! Nous avons fait du cheval entre les Pyramides de Guisée et de Sakhara, les pyramides à étages; nous avons perdu les autres et avons galopé… j’ai même fait du saut !! Pas la peine de vous dire que, le soir, cela faisait plutôt mal pour danser !! Par ailleurs, au théâtre, une fille, ne pensant plus où nous étions, avait oublié sa serviette en allant à la douche; c’est donc toute nue et savonnée qu’elle a traversé toutes les coulisses, passant devant la porte d’entrée qui donnait sur la rue… il fallait voir la tête de tous les arabes, comme toujours, assis par terre…
Au Brésil, la première fois que nous y sommes allés, l’impresario avait triché et avait calculé les dollars de notre salaire en change commercial, ce qui ne nous laissait pas assez pour manger deux fois dans la journée. Nous avons dû prendre un hôtel de deuxième classe et manger des sandwichs à midi. Nous avons appris par la suite qu’il y avait un cheval mort dans son réservoir d’eau !! Une fois, nous avons été griller des gambas sur la plage d’Ipanema, c’était encore une plage déserte, sauvage, bordée de forêt tropicale !!
Heureusement, la deuxième fois il n’a pas refait la même erreur. Pour commencer, on a voyagé sur le bateau en première classe (en tant que mariés), ce qui faisait une sacrée différence, belle cabine avec hublot sur la mer ! À l’arrivée à Rio, nous avons retrouvé une ancienne connaissance qui était amoureuse de Micha, qui nous a trouvé des appartements de pilotes d’avion qui, étant souvent absents, nous les ont prêtés … avec la bonne ! La belle vie ! J’ai d’ailleurs eu tellement de succès dans Prisonnier du Caucase, que nous avons dû sortir du théâtre par une petite porte dérobée… je ne voulais pas qu’ils voient ma petite bouille ronde de blonde à côté de la sauvageonne brune caucasienne !! Cette fois-ci, nous avons pu faire des économies. Mais comme le pays ne permettait pas de sortir d’argent, nous avons dû acheter. J’ai acheté une veste en fourrure de vigogne et une bague en or.
Un jour, on nous annonce la venue d’un nouveau maître de ballet : Madame Nijinska, la sœur. On nous prévient en même temps qu’elle est très sévère, à cheval sur la bonne tenue et la discipline : pas de suppléments chauffants sur le corps, pas de robe de chambre, etc… Dans le studio, l’avant de la Salle Pleyel, nous nous préparons à la recevoir, tous… enfin sauf UN; Daniel a mis sa robe de chambre et s’est couché sur le piano (droit). Elle n’a pas tiqué… mais il a passé sa vie à lui en faire voir ! Pendant la répétition du dernier acte de la « Belle au bois dormant », pendant le solo de la « Jeune fille aux doigts », Nijinska, assise sur sa chaise, montrait les pas à la jeune fille. Je ne sais pas comment il s’y est pris, mais il a planté sous le siège de sa chaise un morceau de coton en feu !! Quand cela a commencé à chauffer, c’est là qu’elle s’est trémoussée ! Dans un de ses ballets, elle demande 2 tours en l’air finis un genou à terre. Daniel a refusé « Je ne peux pas me mettre à genoux » lui dit-il en lui montrant l’excroissance osseuse qui s’y trouve. Il a dû, plus jeune, y détacher une escarbille d’os qui s’est « calcinée » sur son genou. Elle a dû accepter en marmonnant « mon frère aussi avait parfois des fantaisies ». Mais la meilleure blague a été pendant la répétition de « Boléro » de Ravel. Nijinska était sourde et portait un appareil auditif. Daniel avait passé le mot : à son signal nous devions arrêter tout bruit. Selon la chorégraphie, nous étions tous autour d’une table à taper dans nos mains et sur la table… au signal, nous faisions les gestes mais sans un seul bruit… On voit alors Nijinska commencer à s’énerver, à remonter le son de sa machine… Mais à un autre signal, nous avons repris le cours normal de la répétition… il fallait voir son air horrifié, car pour elle, les bruits étaient devenus infernaux !! Une autre fois, dans Giselle, elle avait préparé une chorégraphie très mouvementée pour la mort de Giselle, mais on nous annonce la venue de Markova. Là, ça ne marchait pas – celle-ci voulait le calme absolu afin qu’on la voie elle; Nijinska dans les coulisse, derrière moi qui me dit en russe « au moins vous, Olga, faites quelque chose, mettez-vous à genoux, priez…»; mais nous étions plus préoccupées à aider la mère à relever Markova qui ne faisait pas un geste pour l’aider ! D’ailleurs, son partenaire a attrapé un drôle de mal de dos à la soulever !!
Mais entre Daniel et Nijinska, ça ne marchait vraiment pas. Alors qu’il terminait une classe suivie d’une de ses répétitions à elle, elle est entrée au fond de la classe et a commencé à corriger certains élèves… il a dû lui demander de sortir du studio. Pendant la tournée d'Amérique du Sud, elle préparait la « Belle au bois dormant » pour la saison de Paris, elle était toujours très exigeante, fatigante, lui réclamant plus d’heures de répétition, alors que lui avait à faire répéter la compagnie pour les spectacles et à préparer sa chorégraphie de Trapèze, aussi pour la saison de Paris. Il a fini par la faire mettre à la porte. Il est allé voir la direction pour lui dire « C’est elle ou c’est moi ». C’est ainsi qu’elle est partie et que, malheureusement, c’est Hoffmann qui a signé « La belle au bois dormant » qu’elle avait remontée.
Nous avons été deux fois à Édimbourg. La première fois, c’était en septembre 1952, pour Taras, c’était un festival très important !! Il tenait à ce que nous soyons impeccables. À la fin d’un long voyage en train, il est passé dans le couloir pour nous annoncer « classe une heure après l’arrivée ». Nous sommes arrivés à minuit ! Nous voilà donc tous au théâtre avec nos bagages. Et classe à une heure du matin… la recherche d’hôtels viendra après la classe !! Le lendemain, dès 9 heures, je devais être en costume et maquillée en Prisonnier du Caucase pour une séance de photos : je venais d’hériter du rôle de la principale petite fille, après le départ de Dolorès. La deuxième fois, à Édimbourg, nous venions de perdre le maître de ballet et le chef de scène !! Daniel héritait donc du rôle et devait voir à ce que tout marche normalement. Nous voilà donc partis tôt le matin au théâtre pour voir comment les machinistes se débrouillaient. On donnait « Pétrouchka » le soir. Pour commencer, ils avaient monté la toile de fond à l’envers ! Donc à remonter, puis à tout expliquer aux machinistes. Ensuite, il faut engager et faire répéter les figurants. Les boîtes des accessoires ne furent ouvertes que le soir. C’est là que, pour aider Daniel, j’ai dû me charger de la distribution des accessoires aux figurants… en danseuse des rues, les mains dans la poussière, sans trop savoir comment j’allais danser ce soir-là ! Mais cette fois-ci, sachant que les hôtels seraient bondés, l’imprésario a pensé nous réserver un collège de garçons. Nous nous sommes donc retrouvés dans une petite chambre avec 2 petits lits !! Mais c’est le matin que la bataille fut épique : pas moyen d’avoir autre chose que du porridge, et une seule ration… La bataille avec les danseurs a été pathétique ! Mais, comme de bons petits soldats, nous avons réussi ce festival. Je ne sais plus si c’est à ce festival, ou une autre fois, que nous avons eu 6 rappels pour notre « pas de quatre » des petits cygnes, ce qui n’a pas plu à Skibine qui n’a eu que 4 rappels !!
En Espagne, à Barcelone, nous avons entendu dire qu’un zapateado formidable passait dans un cabaret, nous y avons donc été après le spectacle; mais avant ce danseur, nous avons entendu une jeune chanteuse fantastique, que nous avons écouté avec énormément de plaisir… nous avons appris que c’était une chanteuse qui payait ses cours en chantant au cabaret… c’était Montserrat Cabaillé !! À Madrid, nous avons donné 11 spectacles en une semaine… avec la grippe ! Tout le monde tombait comme des mouches, moi la première, ayant passé la nuit sur les toilettes et que tout sortait des deux côtés. Tout le monde se traînait dans les couloirs, assis par terre, quand c’était à lui on le levait et on le poussait en scène. Tout le monde a remplacé tout le monde, on s’est retrouvé à la fin tous à des places différentes, mais nous avons fait la saison ! À Marrakech, nous sommes descendus à l’hôtel Mamounia… et avons répété dans les jardins, en plein air, en attendant que le théâtre se prépare. Nous avons dansé à Giberta, le grand bal que donnait le marquis, lui déguisé en Roi soleil, avec sa femme (la petite fille de Rockfeller), Zizi rentrant sur scène sur un chameau, un pas de deux avec Rosella et Skibine, puis nous toutes, amenés sur un radeau sur le lac, pour danser le « Lac des cygnes ». Et c’est malheureusement pendant que nous dansions qu’ils ont ouvert le buffet… nous entendions plus le bruit des fourchettes que la musique !! Après, pour nous, il ne restait plus rien… nous avons dû aller demander à la cuisine !
Nous avons beaucoup dansé ensemble avec Daniel : Moulin enchanté, premier couple de danse tyrolienne; Prisonnier du Caucase, premier couple de danse caucasienne, où Daniel faisait une diagonale de tours en l’air que personne n’est arrivé à faire et, quand il était absent, ce qui est arrivé une fois en Espagne, j’ai dû le danser toute seule, en bissant ma partie. En plus de faire le principal cavalier, il a aussi fait pendant un moment l’aigle du troisième tableau; mais c’était trop, il l’a passé le rôle à De Pian; Del amor et de la muerte, le premier couple de danse espagnole; La somnambule, nous faisions les 3 acrobates avec cerceaux; Nuit d’été, un couple de danseurs; Tertulia, la danseuse sur corde et le clown (notre chanson fétiche est devenue « Deux petits chausson de satin blanc… »); là il a fait la prouesse de faire 16 doubles-tours en l’air suivis dans l’éclairage d’un projecteur !! La sylphide, le deuxième couple de danse écossaise, derrière les deux principales étoiles; Sébastian, la fille masquée et le jeune homme, lui faisant la grande pirouette au centre et moi un manège de piqués autour. Il a aussi dansé une fois la mort de narcisse, de Golovine, mais une seule fois car il y a été tellement bon et touchant que même le père de Golovine a dit à son fils de laisser la place à Daniel ! Il a aussi dansé l’assistant de l’homme fort de Beau Danube (qu’est-ce qu’il nous a fait rire avec ses blagues, toujours différentes !) Dans Antinoüs, il descendait de dos un praticable, en pente de 45°, faisant des tours en l’air… Dans Tristan Fou, il faisait le bateau; dans le film Carrousel fantastique, il faisait le serpent dans l’arbre; dans le Voyage vers l’amour, nous partagions le tableau russe et il faisait partie du tableau français, il faisait un flic… et a envoyé son bâton dans l’orchestre ! Dans Scherzo, il était le partenaire de Dolorès Star – tout un tableau. Dans Scarlatiana, il nous a volé la vedette en faisant un bandit arrivant sur la fin ! Dans le ballet chinois « Le chant de l’éternelle tristesse », il se tapait un manège de coupés jetés sur un nuage de gaz carbonique (donc sans voir le plancher), avec un objet dans chaque main !! Il a aussi dansé, et avec quel brio, le principal des trois Ivans dans le dernier acte de « La belle ». Un jour, en sautant par-dessus les deux autres, il est tombé droit sur la tête, cela a fait un gros bruit… et il ne se rappelle de rien de ce qu’il a fait après. Et, évidemment, il a repris le rôle de Massine dans Gaieté parisienne… et avec quel esprit !!
Dans les tournées, dans les souks de Tunis, j’ai vu le transbordement de la viande, des quartiers de bœufs portés sur les épaules… tellement couverts de mouches qu’on ne les voyait plus. Je n’ai plus mangé de viande dans le Maghreb. Nous avons dansé à Sidi Bousaïb, pour la Légion étrangère, c’est vraiment spécial d’entendre les Sylphides jouées par leur fanfare !
Nous avons dansé à Oran pour l’inauguration d’un nouveau théâtre; il fallait voir la mine pâle de tous les dirigeants importants qui étaient sûrs que le théâtre allait sauter ! C’était pendant la guerre d’Algérie. On avait essayé de sortir de la ville, mais les CRS nous ont interdit de nous éloigner du théâtre. À Oslo, le groupe de champions de saut en ski nous ont invités à une démonstration; ils nous ont amenés en autocar sur leur lieu de démonstration, nous ont offert à chacun un bonnet rouge...et cela a été un bonheur de les voir sauter...
Mais ces sept ans de vie de rêve touchait à sa fin. J’ai eu la merveilleuse idée qu’il manquait quelque chose à notre amour : un ENFANT. Alors, nous l’avons conçu volontairement, à l’hôtel de la Poste, à Cannes. Ce fut le début de la solitude pour moi; apprendre mes rôles à d’autres, puis les regarder danser tandis que je restais dans les coulisses… j’ai tout de même voyagé quelque temps avec eux, faisant de petits rôles sans fatigue… puis un jour je les ai vus partir pour l’Amérique du Sud, sans moi… la vrai solitude. Je n’avais pas pensé à ce côté de la chose !! Mais j’y ai repensé pas mal de fois par la suite…
Je lui ai donné un fils (Alexandre) le 2 octobre 1959. Il était en train de monter Trapèze. Et quand j'ai apporté mon fils sur le piano de répétition, tout le monde l'a appelé Trapèze. Ils ont fait une belle saison de Paris. Puis ils sont partis en Amérique du Sud, au Mexique, en Allemagne et en Autriche. Il a eu des problèmes pour me faire parvenir de l’argent en Suisse (où je m’étais réfugiée avec le petit) à travers le frère de Valodia Toupine, qui dansait à New York. Il a décidé alors d’arrêter de courir le monde et de voir grandir son fils. Il a quitté la compagnie pendant la saison de Paris, environ un an avant la mort du Marquis.
Dix ans dans la compagnie, avec une seule semaine de vacances, après le tournage du film « Carrousel fantastique », où nous sommes allés à Florence et à Venise. Nous n'avons pas pu nous payer une gondole… c'était trop cher… le vaporetto nous a suffit. Nous devions tourner un film de l'Oiseau bleu… mais je ne pouvais monter sur pointes, avec mes douleurs aux pieds, Alors c'est Consuelo qui m'a remplacée. Le film a eu un prix au Brésil.
Nous sommes partis au Portugal, à la demande du directeur du Théâtre San Carlos qui voulait former la nouvelle Compagnie nationale d’opéra et de ballet du Portugal; mettre sur pied une école de ballet classique et sa compagnie (qui existent toujours, reprises par un de ses élèves, Armando George). J’ai dû me faire opérer des pieds – des tumeurs bénignes sur les nerfs entre les doigts de pieds, qui ont demandé une opération filmée de 7 heures !! (Résultat du manque de chaussons de pointes; je les nettoyais trop bien (avec un peu de rouge à lèvres délayé dans la benzine) et le directeur a conclu que j’en avais plein et ne m’en a pas donné !!) J’y ai repris ma forme. Nous sommes restés 2 ans dans ce pays que nous avons adoré. Nous y avons dansé un ballet de Daniel, « Grenier », qui était un pas de quatre avec Violette Quenolle, Armando Georges, Daniel et moi; notre pas de deux du Prisonnier du Caucase et un ballet de l’Opéra de Paris, « Le festin de l’araignée », je dansais l’araignée. Nous avons été danser à Coïmbra, la ville universitaire par excellence, avec grand succès; mais c’est après le spectacle que nous avons eu une belle surprise : ils nous attendaient à la sortie des artistes et ont étendu leurs capes sous nos pieds pour nous accompagner à l’endroit de la réception. Ce fut un très grand honneur pour nous, car ces capes ils les gardaient tout le temps de l’université; c’est leur uniforme, la fierté de leur usure et de la reconnaissance. J’ai aussi dansé avec la compagnie folklorique « Le Verde gaio », le ballet « Le Douro » dont j’étais l’étoile, et Trapèze, avec l'Étoile de ce ballet. Malheureusement, la guerre d’Angola éclatait pour le Portugal, et les investissements dans les Arts ont été coupés…
C’est au Portugal, ou nous arrivions sans rien, qu’il a montré son génie de la décoration : Il nous a fait une salle à manger avec un décor de paniers suspendus… et une table en briques plates, sur deux pieds en Z; un salon avec des chaises en noir et blanc, avec un centre de musique placé entre deux colonnes en cuivre, couronné de briques octogonales contenant des bouteilles couchées, et le tout couronné d’une énorme fougère aux feuilles tombantes. Un jour, il y a eu un petit tremblement de terre, et tout ce centre du son s’est effondré ! Nous avons eu très peur (pas autant que la dame en-dessous !) car le fils souvent jouait à cet endroit. Dieu merci ce jour-là il n’y était pas.
Nous avons eu un grand malheur à Lisbonne… ma mère, qui était venue là pendant les vacances, avec le fils de mon frère, est décédée !! Nous avions du mal à rester là.
Mais heureusement, nous avons eu la proposition de Ludmilla Chiriaeff d’aller au Canada. Le destin a voulu que, à ce moment-là, la compagnie de ballet de Montréal, Les Grands Ballets Canadiens, fondée et dirigée par Mme Ludmilla Chiriaeff, cherchait un maître de ballet et des éléments plus forts pour remonter le standing de la compagnie. Nous voilà donc partis à l’aventure en Amérique ! L’étoile du ballet du Portugal, Armando George, est venu avec nous. La boîte de nos affaires est tombée sur le quai, cassant tout, sauf la vaisselle !! Le maire de la ville, M. Drapeau, voulait fonder un opéra de Montréal, avec une troupe et une école de danse. Daniel s’y est préparé et lui a tout fourni, un plan complet… Mais, comme d’habitude, l’argent a manqué… Nous y avons eu tout de même une belle saison d’automne, ayant également fait venir en invitée Rosella Hightower, Étoile du Marquis de Cuevas et fondatrice de l’école de ballet de Cannes. Nous y avons encore dansé - dans le Pas de quatre de Dollin (j’y dansais Cirito), dans le Bal des cadets de Lichine (je faisais la fille aux couettes), Daniel y faisait le général, et dans deux autres ballets du répertoire - et avons même inauguré le nouveau théâtre de Montréal, la Place des Arts. L’expérience de tout ce qui ne marchait pas !!
À la demande des danseurs de Montréal, parallèlement, nous avons ouvert des cours de ballet classique, qui ont eu un très grand succès, et c’est ce qui n’a pas plu à Mme Chiriaeff, ni à son mari. C’est à ce moment qu’un deuxième fils (Stéphane) nous est arrivé.
Encore une fois, le destin a bien fait les choses, la directrice de l’École du ballet national de Toronto (Betty Oliphant) ayant vu les cours de Daniel a décidé qu’elle voulait absolument avoir ce professeur. Nous voilà donc partis chez les anglais…
Daniel qui a toujours été allergique à cette langue… qu’a cela ne tienne, c’est eux qui parleront le Français. Et c’est ce qui a eu lieu. Comme tout le monde là-bas doit suivre des cours de français, langue seconde, chacun s’est débrouillé pour trouver assez de connaissances dans cette langue pour communiquer avec Daniel. Mais la directrice de la compagnie du Ballet national, Célia Franca, n’a pas voulu manquer l’occasion, elle a également engagé Daniel pour y donner des cours, tous les matins. Daniel s’est ainsi retrouvé avec un travail monstre car, très rapidement, il fallait aussi voir aux répétitions pour les spectacles de fin d’année de l’école. Il a collaboré avec Roland Petit à la production du ballet « Kranerg », se voyant confier les répétitions, mais surtout le comptage de cette musique très difficile – il a même enregistré ce comptage pour aider les danseurs dans les tournées. C’est là que Roland Petit lui a proposé de devenir maître de ballet à l'Opéra de Paris, avec lui. Mais Daniel a refusé, voulant rester au Canada (il a bien fait car Roland n’a pas obtenu l’Opéra de Paris, il a eu Marseille à la place). En plus, Daniel a encore dansé dans deux ou trois ballets, les deux premières années (1965-66), clowns du divertissement de Lac des cygnes, brigand dans la Prima Ballerina (où il s’est fait un claquage du mollet).
Nous avions loué une petite maison, avec jardin, avec un grand chêne – je viens d’apprendre qu’il a été coupé !! Lui qui dépassait tous les autres arbres de Toronto et qu’on voyait de la tour de Toronto (il paraît que c’était le dernier d’une forêt de chênes où se réunissaient les grands chefs indiens) - et deux poiriers ! Un environnement idéal pour élever nos deux fils !! Pour ma part, j’ai donné quelques leçons à ce qu’on appelle « les monstres », c’est-à-dire à celles qu’on pense irrécupérables !!! (J’en ai tout de même eu une qui est devenue étoile !!) Car il ne faut jamais juger trop vite à l’avance, ce que la directrice de cette école avait tendance à faire. Mais j’ai arrêté, car on a constaté qu’il s’installait un petit jeu politique, jouant avec l’un pour agir sur l’autre… surtout que mon fils, Alexandre, commençait aussi à cette école, un peu contre son gré, mais comme il ne voulait pas travailler à l’école, nous pensions qu’il apprendrait ainsi au moins un métier… Je ne savais pas qu’il allait haïr la danse !!
Je ne me suis donc plus impliquée qu’occasionnellement, une fois pour servir d’interprète au chorégraphe russe Volukine, pour remonter le troisième acte de La Bayadère, et 2 fois pour aider Daniel à remonter une chorégraphie reprise de chez Cuevas et dont je connaissais bien toutes les places, grâce à une mémoire assez fabuleuse… une fois pour l’école et une fois pour la compagnie. Toujours l’honnêteté de Daniel : il fallait inviter le chorégraphe du ballet que nous voulions remonter. On fait donc venir Dollin à Toronto pour remonter Constantia que nous dansions chez Cuevas. Mais voilà qu'il se met à faire une toute autre chorégraphie !! Là Célia n’est pas d’accord et nous devons remercier Dollin, et remontons « Évocation », au lieu de Constantia, et la compagnie va même le danser à Paris, France !! J’ai aussi joué une fois le rôle de la reine-mère dans la dernière scène du Lac des cygnes, pour la télévision, avec le magnifique Éric Brhün.
Au bout de 2 ans d’un tel régime, le docteur m’a recommandé d’emmener Daniel en vacances au soleil si je ne voulais pas qu’il s’écroule. On est partis pour 2 semaines aux Bahamas. Nous avions engagé une gardienne d’enfants par téléphone, une belle grosse noire qui a eu le don d’écraser les jouets des enfants avec ses gros pieds et a sorti les coussins du salon sur la terrasse de devant ! Par la suite, nous avons plutôt demandé aux jeunes filles de l’école de venir faire du baby-sitting ! C’est ainsi qu’on a eu Karin Kain et d’autres qui sont venues les garder.
Comme chorégraphies, Daniel a repris Trapèze, en 1965; puis a chorégraphié Rivalité, en 1966 et a remonté « Évocation » pour l’école et pour la compagnie, et fait des chorégraphies pour les spectacles de fin d’année de l’école.
Pendant 15 ans, Daniel a formé une vingtaine de danseurs étoiles (dont Karin Kain que Betty Oliphant avait voulu renvoyer de l’école parce qu’elle était trop grosse !! que Daniel a gardé malgré elle et qui est devenue une étoile internationale, même invitée par Roland Petit à danser « Nana » à Paris !!). La compagnie a également atteint une réputation internationale grâce au niveau technique que Daniel leur a fait atteindre. Barychnikov était passé à l’ouest à cette époque-là. (Nous l’avions invité à la maison, et ayant eu la surprise qu’il ait accepté, nous ne savions pas que c’est de chez nous qu’il est parti se cacher pour rester ici.) Lui qui prenait les classes de Daniel lui a dit un jour : « j’ai déjà vu en Russie une classe où un ou deux ressortaient par leur talent, mais je n’ai jamais vu une classe entière d’hommes aussi prodigieuse !»
Il en a formés de bons danseurs qui ont envahi l’Europe : Karin Kain, devenue directrice du Ballet National du Canada; John Allen, le noir qui a repris la compagnie de Colombie britannique, Frank Augustin, devenu directeur du ballet d’Ottawa, Robert Desrosiers, qui a sa propre compagnie; Kevin Pugh, devenu professeur au BNC et ayant sa propre école, David Nixon, étoile en Allemagne (à Berlin, remplissant des stades !) David Allen, étoile en Hollande, Paul Chalmers, étoile à Monte-Carlo; Alexandre Seillier, Directeur de la danse à Régina – 1989-1991 – puis directeur du Conservatoire de danse de Montréal – 1998-2008; Mavis Staines, directrice de l’École du Ballet National; Luc Amyôt, étoile, puis professeur de l’école du BN, ensuite directeur artistique et pédagogique de l’École supérieure de danse du Québec; Martine Van Hamel, devenue Étoile de l’Américain Ballet et sa directrice. Jeremy Ranson, Rex Harrington, longtemps partenaire de Karin Kain et de Évelyne Hart; Peter Ottman, spécialiste de la transcription écrite des ballets; Andréa Davidson, Kim Glasco, etc… 10 gagnants de médailles à Varna et à Moscou.
C’est à cette époque qu’il a inventé le plancher suspendu pour les danseurs ! Ce fameux plancher a été utilisé par les techniciens du Ballet National pour leur nouveau théâtre et leurs nouveaux studios de danse !
En 1993, à la demande de tous ses élèves disséminés au Canada et dans le monde entier, il est nommé cette année-là membre de l'Ordre du Canada (correspondant à la Légion d’honneur, en France, qu’il aurait bien méritée également ! pour avoir exporté avec tant de brio la danse française à l’étranger). Pour la réception de cette médaille, c’est tout un événement ! D’abord, le voyage à Ottawa et l’hôtel sont payés. Puis on arrive au palais du Gouverneur où on est très bien reçu… un beau buffet bien dressé. Après avoir mangé et fait la connaissance d’autres personnes (nous avons surtout beaucoup parlé avec le chanteur Quilicot, dont le fils recevait la médaille, mais nous y avons vu aussi le Cardinal de Montréal et le révérend père Marcel Lalonde.) Puis nous sommes entrés dans la grande salle où les récipiendaires passaient l’un après l’autre devant le Gouverneur général du Canada.
Pendant son séjour à Toronto, il a été invité au théâtre du Rideau Vert, à Montréal, par Yvette Brin-d’Amour, à faire la chorégraphie d’Alice au pays des merveilles, puis celle des Noces de sang (en collaboration avec son fils Alexandre).
Un jour, il s’est fait gravement mal au dos en glissant sur une épingle. On a beaucoup couru les ostéopathes et les chiroprathes; c’est M. Galbrun, de Montréal, qui l’a le plus aidé, mais il n’a jamais arrêté ses classes.
Pendant son séjour à Toronto, Daniel a aussi entraîné un couple de patineurs, les frère et sœur Bazic qui ont gagné des médailles et dont la sœur, Sandra, est devenue une grande chorégraphe de patinage artistique.
Un jour, Daniel a remarqué qu’un des danseurs que Daniel avait engagé dans la compagnie, et qui devenait professeur à l’école, commençait à jouer un petit jeu dangereux, disant à l’un qu’il devait briguer un poste plus élevé et à un autre la même chose, en disant du mal de la première personne. Daniel, toujours droit et honnête, s’en est ouvert à Betty Oliphant, lui disant que si elle gardait un tel homme dangereux, lui ne pourrait rester. Betty, toujours très sûre d’elle et sachant que tous ceux qui partaient revenaient toujours, lui a dit qu’elle ne le retenait pas.
Ceci a suffit à Daniel pour donner sa démission et de revenir à Montréal où il avait été invité pour s’occuper de la nouvelle classe de cégep qui s’ouvrait. Nous avons donc revendu notre belle maison de Toronto et sommes revenus à Montréal. C’est ainsi qu’il est resté pendant 18 ans à enseigner aux finissants de l’école supérieure de danse du Québec, sortant nos belles étoiles des Grands Ballets canadiens : Marie-France Lévesque, partie ensuite à l’Américain Ballet, à New York; Nicole Lamontagne, longtemps étoile aux GBC, maintenant travaillant au cirque du soleil; Yseult Lenvay, étoile aux GBC, puis partie étoile à Stuttgart; Geneviève Girard, qui a été la dernière étoile formée par Daniel; avant que cette compagnie ne devienne moderne !!
Mais là une grosse embrouille s’est retrouvée à l’école. Le directeur administratif s’est déclaré directeur artistique, a demandé à quelqu’un de l’extérieur de venir évaluer l’école, qui a trouvé tout le monde mauvais (sauf Daniel qui avait été son maître !!). Ils ont trouvé un nouveau directeur d’études, M. Tcherkas, venu de France, avec un curriculum fabuleux (qu’on a découvert entièrement faux !) qui n’a rien trouvé de mieux que de proposer à Daniel une classe par jour… par niveau… le tout pour 17 000 $ ! Bien sûr que Daniel a refusé; d’abord, c’est une chose infaisable et néfaste de ne donner qu’une classe par semaine à un niveau et le salaire ne convenait pas du tout. Avant il gagnait 63 000 $.
En 1986, il organise le premier gala le « Don des étoiles » au bénéfice des enfants soignés en Ostéopathie, réunissant de nombreuses grandes étoiles; mais trop fatigué par une maladie, il passe le flambeau à d’autres, qui en font un « Gala des étoiles », n’ayant plus la même générosité.
En 1989, il est réinvité à enseigner en été au Ballet National du Canada, à Toronto. En 1991, dans le cadre d’un échange culturel Franco-Québécois, il a été invité à Paris, à l’École de l’Opéra de Paris, pendant un mois. Il a eu la chance alors de revoir tous ses anciens copains…car la directrice, Claude Bessy, les avait réunis en une soirée de gala avant son départ. En 1992, il est invité à Nancy par Pierre Lacotte pendant deux semaines; puis au ballet de San Francisco, pour les hommes principalement. Mais il refuse l'invitation pour rester au Canada. Il est même invité à Banf, au Canada, et en Australie, mais il a refusé pour rester avec ses élèves. En 1994 Il retourne enseigner en été à la School of American Ballet (à New-York).
À ce moment-là, notre fils, Alexandre, venait d’ouvrir le Conservatoire de danse de Montréal, et c’est là que Daniel a enseigné gratuitement les dix dernières années, avant de partir à la retraite, bien méritée, à 82 ans.
Le dernier directeur de l’ESDQ a enfin été mis à la porte, ayant mené l’école à son plus bas, et Anic Bissonnette l’a reprise et a commencé à mettre les choses en place. Elle a nommé un studio de l’école (celui dans lequel il avait enseigné pendant 18 ans !) au nom de Daniel et a préparé une soirée inaugurale. Tout le monde de la danse de Montréal s’y est retrouvé et ont fait un triomphe à Daniel. Ils avaient tous appris une révérence sur Internet, montrée par Alexandre, et il fallait voir tout ce monde, remplissant la grande salle de l’école, faire cette révérence à Daniel. J’étais si heureuse que Daniel ait eu cette preuve d’amour de son vivant… car je savais qu’il ne lui restait plus longtemps à vivre, une sclérose des poumons l’empêchait de plus en plus à respirer !! Lui qui était déjà en chaise roulante et sous oxygène !!
Les dix dernières années, sa santé le lâchait, mais il a continué de donner ses classes jusqu’en 2008, à 82 ans !! Pendant ces années, il a eu le cancer de la prostate en 1986; on lui a découvert alors le diabète et la maladie de Paget (c’est quand les os s’épaississent avec l’âge !); puis, il a eu une boule dans les intestins, qu’il a fallu retirer. Un an après son fils, il a reçu une hanche artificielle et enfin, l’enlèvement d’une partie du colon. Entre tout cela, il a eu 2 fois une septicémie – avec un arrêt cardiaque – puis la maladie qui l’a emporté, une sclérose pulmonaire, ce qui fait beaucoup pour un seul homme !!
En maison pour retraités, nous avons vécu deux années de vacances, un appartement au bord de l'eau; puis les deux dernières années de Daniel ont été très pénibles. J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour lui alléger ses souffrances ... nous avons tout de même fêté nos 60 ans de mariage !
Il s’est éteint dans mes bras le 22 octobre 2012, à 86 ans, la journée la plus invivable de toute mon existence qui, malheureusement, continue… Comme je comprends maintenant les pays qui enterrent les femmes avec leur mari !! Nous avons réuni le maximum de gens de la danse dans le salon funéraire... Puis nous l'avons enterré au Cimetière du Mont Royal… le plus haut possible sur la montagne. Je survis maintenant à Longueuil, avec mon fils Alexandre qui est devenu capitaine de bateau (et moi je garde le chien… et je pleure…).